Ce blog fait suite, après deux ans de silence, à Lal Behi > Lalbehyrinthes qui peut être consulté en manière d’archives. Seul subsiste ici un lien direct vers la série « Savinienne ». Les textes qui composeront ce blog sont un hommage aux fils qui nous contraignent ou nous relient de la plus délicate des façons. Sources d’inspiration et d’émotions contradictoires, s’il est un œuvre alchimique, c’est bien de les dénouer tout en conservant leur substantifique moelle.



mercredi 6 septembre 2017

Été, automne, hiver

          Du mobile home, tout est proche : la piscine, les jeux pour enfants, même le restaurant qui se transforme tous les soirs en boîte de nuit. Et si tout était tranquille, on entendrait sans doute le bruit de la mer, derrière la forêt de pin. Mais de silence justement, il n’y en a jamais; les vacanciers produisent un vacarme inimaginable – à moins qu’ils ne craignent tout simplement l’absence de bruit.
            Cela n’embarrasse pas mon père qui, de toute façon, ne quittera pas l’endroit. Il maugréera contre les voisins, la Terre entière, puis sombrera dans un sommeil injuste. Ma mère, elle, s’adonne à son occupation favorite : se rendre invisible (ce qu’elle parvient le plus souvent à faire avec succès). Quant à moi, j’ai le refuge de mon imagination, un monde insonorisé, presque étanche à celui de la réalité.
            Il est huit heures du matin, mon père est déjà réveillé. Le manque d’alcool a des effets aussi surprenants que son excès. Comme d’habitude, ma mère est introuvable, mon père m’envoie donc à l’épicerie du coin acheter un pack de bière, le tout agrémenté d’une bourrade et d’un billet de dix euros. « T’as qu’à suivre les panneaux ! » articule-t-il. Je file à l’extérieur avant qu’il ne puisse compléter son explication d’un autre coup.
            Malgré l’heure matinale, il fait déjà chaud. Le soleil me tape aussi sur la peau, mais sans malice, lui. Autour de moi, d’autres mobiles homes, un lotissement de cabanons, une ville miniature. Et effectivement, des poteaux indicateurs pointent la plage, le bar, etc. Plus loin, un panneau mentionne l’épicerie, je m’engage sur un chemin qui longe la pinède.
            D’aucuns souligneraient qu’aucun épicier digne de ce nom ne vendrait douze bouteilles de bière à un gamin de treize ans. Mais je suis passé maître dans l’art d’amadouer mon prochain et j’obtiens presque à chaque fois ce que je viens chercher. En revanche, je n’ai jamais pu obtenir d’alcool fort – dans ce cas, mon père doit se déranger lui-même ou y envoie ma mère, quand celle-ci échappe à son invisibilité. Je suppose également que l’été et l’afflux de vacanciers rendra le vendeur moins regardant. Et puis, la rouste qui m’attend en cas d’échec me motive, me donne des moyens – parfois retors, je l’avoue – pour parvenir à mes fins.
            Tout pourrait aller pour le mieux dans ce plus imparfait des mondes, mais la sente qui conduit à l’épice croise celle qui mène à la plage et, à leur intersection, l’échoppe du glacier. Dans ma poche, le billet s’agite soudain ; devant mes yeux, le panonceau affiche les photos des cônes, la liste des parfums. Par-dessus-tout, la machine à glaces italiennes me fascine. Et, mis à part le glacier et moi, il n’y a personne, personne qui puisse être témoin de mon forfait. Car forfait il y aura. Et, avant même que mon cerveau ne m’ait enjoint la prudence, je me retrouve avec un cornet à la main et trois euros de moins.
            Aussitôt, les pensées se bousculent. Je prends la mesure de mon délit, avec d’autant plus d’urgence que la glace commence déjà à fondre. Je me réfugie dans la pinède, contourne un arbre, en dépasse un autre, au hasard de mes pas. Sous mes pieds, les couches superposées d’épines de pin forment un tapis qui épouse mes pas, amortit même l’intensité de mon méfait.
            Je m’assieds contre un tronc, lèche la glace fondue autour du cornet et sur mes doigts. En quelques instants, il n’en reste rien, court plaisir qui me laisse les mains collantes et l’esprit en pleine indécision. J’ôte quelques épines fichées dans mon short, d’autres se sont insinuées dans mes sandales. Mais le tapis est moelleux, le tronc du pin également accueillant. Je ne suis pas certain que l’argent qui me reste suffira à acheter le pack de bière ; je rembourserai la monnaie en coups, des coups non compris dans les ecchymoses quotidiennes. Je ne comptabilise pas le prix de la glace en euros mais en bleus. Bleu comme le ciel qui se dessine entre les branches hautes des pins.
            À fixer cet azur uniforme, le silence enfin apparaît, le confort du tapis d’épines s’accentue. La gravité de la situation elle-même se délite. J’ai encore dans la bouche le goût sucré de la glace ; la nature m’entoure, me réconforte. La pinède répand son odeur caractéristique de résine chaude et d’aromates, parfum dont le baume se dépose sur ma peau – et avec ma propension au rêve, il parvient même à camoufler les rougeurs des coups.
           Je me suis assoupi – ou pas. Le temps s’est arrêté, je le maintiens dans cette immobilité, là où tout est possible, même ce silence qui fait si cruellement défaut. Et dans ce silence, je ne suis pas moi-même (quelle horrible idée !), non, je m’oublie. Mon dos se fond dans l’écorce de l’arbre, ma peau peut dénombrer chaque épine de pin, mon haleine a le goût de la résine. Tout s’éloigne, tout est loin. Qui sait si demain, on ne retrouvera de moi que l’empreinte en creux de mon corps sur le sol et, peut-être, abandonnés à la limite du bruit des vagues, sept euros en petite monnaie.

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