Du mobile home, tout est proche : la piscine,
les jeux pour enfants, même le restaurant qui se transforme tous les soirs en
boîte de nuit. Et si tout était tranquille, on entendrait sans doute le bruit
de la mer, derrière la forêt de pin. Mais de silence justement, il n’y en a
jamais; les vacanciers produisent un vacarme inimaginable – à moins qu’ils ne
craignent tout simplement l’absence de bruit.
Cela
n’embarrasse pas mon père qui, de toute façon, ne quittera pas l’endroit. Il
maugréera contre les voisins, la Terre entière, puis sombrera dans un sommeil
injuste. Ma mère, elle, s’adonne à son occupation favorite : se rendre
invisible (ce qu’elle parvient le plus souvent à faire avec succès). Quant à
moi, j’ai le refuge de mon imagination, un monde insonorisé, presque étanche à
celui de la réalité.
Il
est huit heures du matin, mon père est déjà réveillé. Le manque d’alcool a des
effets aussi surprenants que son excès. Comme d’habitude, ma mère est
introuvable, mon père m’envoie donc à l’épicerie du coin acheter un pack de
bière, le tout agrémenté d’une bourrade et d’un billet de dix euros.
« T’as qu’à suivre les panneaux ! » articule-t-il. Je file à
l’extérieur avant qu’il ne puisse compléter son explication d’un autre coup.
Malgré
l’heure matinale, il fait déjà chaud. Le soleil me tape aussi sur la peau, mais
sans malice, lui. Autour de moi, d’autres mobiles homes, un lotissement de
cabanons, une ville miniature. Et effectivement, des poteaux indicateurs pointent
la plage, le bar, etc. Plus loin, un panneau mentionne l’épicerie, je m’engage
sur un chemin qui longe la pinède.
D’aucuns
souligneraient qu’aucun épicier digne de ce nom ne vendrait douze bouteilles de
bière à un gamin de treize ans. Mais je suis passé maître dans l’art d’amadouer
mon prochain et j’obtiens presque à chaque fois ce que je viens chercher. En
revanche, je n’ai jamais pu obtenir d’alcool fort – dans ce cas, mon père doit
se déranger lui-même ou y envoie ma mère, quand celle-ci échappe à son
invisibilité. Je suppose également que l’été et l’afflux de vacanciers rendra
le vendeur moins regardant. Et puis, la rouste qui m’attend en cas d’échec me
motive, me donne des moyens – parfois retors, je l’avoue – pour parvenir à mes
fins.
Tout
pourrait aller pour le mieux dans ce plus imparfait des mondes, mais la sente
qui conduit à l’épice croise celle qui mène à la plage et, à leur intersection,
l’échoppe du glacier. Dans ma poche, le billet s’agite soudain ; devant
mes yeux, le panonceau affiche les photos des cônes, la liste des parfums.
Par-dessus-tout, la machine à glaces italiennes me fascine. Et, mis à part le
glacier et moi, il n’y a personne, personne qui puisse être témoin de mon
forfait. Car forfait il y aura. Et, avant même que mon cerveau ne m’ait enjoint
la prudence, je me retrouve avec un cornet à la main et trois euros de moins.
Aussitôt,
les pensées se bousculent. Je prends la mesure de mon délit, avec d’autant plus
d’urgence que la glace commence déjà à fondre. Je me réfugie dans la pinède,
contourne un arbre, en dépasse un autre, au hasard de mes pas. Sous mes pieds,
les couches superposées d’épines de pin forment un tapis qui épouse mes pas,
amortit même l’intensité de mon méfait.
Je
m’assieds contre un tronc, lèche la glace fondue autour du cornet et sur mes
doigts. En quelques instants, il n’en reste rien, court plaisir qui me laisse
les mains collantes et l’esprit en pleine indécision. J’ôte quelques épines
fichées dans mon short, d’autres se sont insinuées dans mes sandales. Mais le
tapis est moelleux, le tronc du pin également accueillant. Je ne suis pas
certain que l’argent qui me reste suffira à acheter le pack de bière ; je
rembourserai la monnaie en coups, des coups non compris dans les ecchymoses quotidiennes.
Je ne comptabilise pas le prix de la glace en euros mais en bleus. Bleu comme
le ciel qui se dessine entre les branches hautes des pins.
À
fixer cet azur uniforme, le silence enfin apparaît, le confort du tapis
d’épines s’accentue. La gravité de la situation elle-même se délite. J’ai
encore dans la bouche le goût sucré de la glace ; la nature m’entoure, me
réconforte. La pinède répand son odeur caractéristique de résine chaude et d’aromates,
parfum dont le baume se dépose sur ma peau – et avec ma propension au rêve, il
parvient même à camoufler les rougeurs des coups.
Je
me suis assoupi – ou pas. Le temps s’est arrêté, je le maintiens dans cette
immobilité, là où tout est possible, même ce silence qui fait si cruellement
défaut. Et dans ce silence, je ne suis pas moi-même (quelle horrible
idée !), non, je m’oublie. Mon dos se fond dans l’écorce de l’arbre, ma
peau peut dénombrer chaque épine de pin, mon haleine a le goût de la résine.
Tout s’éloigne, tout est loin. Qui sait si demain, on ne retrouvera de moi que
l’empreinte en creux de mon corps sur le sol et, peut-être, abandonnés à la
limite du bruit des vagues, sept euros en petite monnaie.
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