Ce blog fait suite, après deux ans de silence, à Lal Behi > Lalbehyrinthes qui peut être consulté en manière d’archives. Seul subsiste ici un lien direct vers la série « Savinienne ». Les textes qui composeront ce blog sont un hommage aux fils qui nous contraignent ou nous relient de la plus délicate des façons. Sources d’inspiration et d’émotions contradictoires, s’il est un œuvre alchimique, c’est bien de les dénouer tout en conservant leur substantifique moelle.



mardi 16 mai 2017

Hors la chair



            Lila geint, mais la chose était entendue. Je suis parvenu à donner trois chatons, personne n’a voulu du dernier, un borgne maigrelet. Pour certains, l’enfer c’est les autres, pour lui ce fut son corps bancal. Alors, oui, le petit chat est mort. On ne pardonne pas l’imperfection. Et je n’ai pas l’énergie de m’occuper d’un chat malingre et de Lila conjointement.
            D’ailleurs, depuis qu’elle ne quitte plus son lit, je l’avoue, elle m’insupporte. Mon enfer, c’est elle, malgré le lien qui nous unit, un lien peut-être trop ancien, érodé par la blancheur.
            Lila compte sur mon épaule, mais je ne les ai jamais eues larges. Un intellectuel recyclé en garde-malade. Et cependant, la maladie me répugne ; moins que sa déchéance, c’est surtout son odeur. Heureusement, la culture est mon viatique, mon barrage contre le Pacifique, même s’il doit céder encore.
            — Savez-vous, Lila, que les chats n’ont que trois groupes sanguins : A, B et AB ? Impossible donc que vous vous identifiiez à l’un d’eux. Je trouve fascinante cette homographie entre la lettre O et le chiffre zéro.
            — Avez-vous noyé le chat ?
            — En réalité, j’ai d’abord voulu l’étouffer et l’ai mis dans un sac en plastique. Comme la mort atermoyait trop à mon goût, j’ai plongé le sac dans l’eau. Le temps qu’il se remplisse a encore prolongé l’agonie de l’animal. Je crois n’avoir aucun don pour le meurtre.
            — Dommage. J’aurais aimé qu’en guise d’épilogue, nous mourions ensemble, c’est tout, côte à côte.
            Lila se redresse dans son lit, avec difficulté. Le drap glisse, elle hésite, renonce à le remonter. Je me demande si, en fin de compte, le chat ne m’aurait pas tenu compagnie, à moi, plutôt qu’à elle. Une compagnie vive et vivante, même avec un seul œil. Je feuillette l’encyclopédie qui passe avec insolence de chat à châtiment. Et de châtiment à crime, il n’y a qu’un pas. Je l’ai déjà franchi pour le chat, je ne pourrais recommencer pour Lila, quelle que soit son insistance. Et si Dostoïevski a écrit Les Démons et l’Idiot, c’est sans doute pour me rappeler que les premiers ont plus de certitudes que nous et que je suis à l’image du second. Et quand je mentionne leurs certitudes, il serait plus exact de parler d’opiniâtreté.
            Quant à moi, la pertinacité me fait défaut, sauf peut-être celle qui se réfugie dans les livres. Qui pourrait croire que la connaissance nous sauvera ? Certainement pas moi. Ni Lila, en vérité, dont la peau et les couleurs s’étiolent. Cette perte de carnation, cette désincarnation.
            Lila se rehausse sur son oreiller. Le flexible de la perfusion tire sur le cathéter central. On pourrait gloser sur sa position sous-clavière, mais moi-même reste sans voix. Sous les mouvements conjugués du flexible et des reptations de Lila, sa jaquette glisse, révèle son torse, plus étique que la pauvre bête que j’ai noyée.
            — Rhabillez-vous, Lila.
            Son regard indifférent. Je regrette le pelage du chat, soyeux malgré sa borgnitude. Je regrette la culpabilité qui prend toute la place entre elle et moi. Et enfin, la colère impuissante – ou l’égoïsme, allez savoir. Je remonte son vêtement d’autorité :
            — Vous ne faites plus preuve d’aucune pudeur, ni même ne couvrez ce sein que je ne saurais voir sans frémir.
            — Ne vous y habituerez-vous jamais? C’est pourtant son aspect. Et cet extérieur en est sans doute la meilleure part.
            — Mais ce que vous nommez aspect, je l’appelle mutilation.
            Et moi, j’ai tué ce chat, cachectique et cyclopéen.

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