Elle
n’avait semblé aussi sereine depuis longtemps, n’était la mentonnière qui maintenait
de force sa bouche close – ou tentait de le faire. Il subsistait un léger
espace interlabial, béance que les employés de la morgue rectifieraient d’un
trait de colle. De cet écart, on ne voyait que l’intérieur des lèvres, sec et
noirci.
L’esprit
se fixe sur des objets transitionnels tant qu’il peut éviter la douleur. Le
mien a suivi ce même chemin : la mentonnière est devenue son champ d’investigation.
Sa couleur, translucide, teintée de bistre, sans doute d’une nuance qui voulait
se fondre avec celle de la carnation, m’évoquait le ton brunâtre de la voûte
palatine des dentiers d’antan. Quelque chose de médical, quelque chose s’immisçant
dans la bouche, dans l’ébauche de l’intimité, lieu d’entrée et de sortie, de sons,
de rires, d’aliments, de baisers. Mais de mots, point ; depuis des années.
Certaines
mentonnières sont biodégradables ; voilà le genre de détails que l’on
apprend incidemment à l’approche de la mort. Et lorsque celle-ci survient,
cette biodégradabilité est matière à réflexion. Pourquoi fabriquer une telle
mentonnière? Qui aurait l’idée saugrenue d’aller vérifier si, le corps
corrompu, l’objet litigieux est toujours présent ? Je suppose qu’on ne
pourrait obtenir de certificat d’exhumation à ce titre. Toujours est-il que ce
merveilleux appareillage de maintien, pur de ligne et simple d’utilisation,
accompagne mes pensées qui s’élancent, font le tour de la chambre, regardent le
visage de mon père qui ne montre guère d’expressions – mais en a-t-il déjà
montré ?
Le corps gît sur le dos, dans la
position la plus naturelle qu’on a pu lui imposer. Seul le genou gauche pointe
sous le drap en signe de défi. Ce genou, c’est le détail sur lequel mon père achoppe.
Un genou, une mentonnière. Il s’énerve un peu, sans lever le ton, comme si la
mort couvrait tout bruit ou si l’on craignait de réveiller le défunt. Pourquoi
le personnel n’a-t-il pas remis ce genou à sa place ? Il tourne autour du
lit avec hésitation, appuie sur le genou, doucement, puis avec force, mais
l’articulation s’entête à le narguer. À mon sens, c’est déjà un miracle que le
corps ait cette presque rectilignité, alors que depuis une année il n’a pas
quitté la position fœtale, fossilisé de souffrance et d’oubli. Il faudrait
inventer une mentonnière des membres inférieurs.
Je
n’ai pas parlé à ma mère depuis longtemps. Fils indigne. D’abord, elle me
répondait de mots inadéquats, puis rares. Elle m’a accueilli d’un borborygme
que mon père traduisait à son idée – ces insupportables grognements. Un jour,
je n’ai plus été dans ses yeux, je n’y ai vu nulle part mon reflet, même celui
censé perdurer jusqu’à la fin.
Sur
l’oreiller immaculé, son visage est d’une telle maigreur que je ne peux le
reconnaître. Ses joues creuses dessinent la forme de la mâchoire, le
délinéament de la mandibule. La chair est figée mais pas tendue – la seule
tension est celle du plastique de la mentonnière. Mentonnière à la présence
palliative sans laquelle il faudrait m’abandonner au chagrin. À condition que
je sache où le trouver, enfoui, enfoui.
Mon
père se demande comment ce genou récalcitrant entrera dans le cercueil. C’est
compter sans le savoir-faire des pompes funèbres, savoir-faire que l’on devine
mais dont on ne veut rien savoir. À quoi peut-on employer du coton méché ou un
couvre-œil avec aspérités ? D’ailleurs, conserveront-ils ou non cette même
mentonnière ? Dans le second cas, sera-t-elle biodégradable ? Ne
resterait-il de ma mère que des os et du plastique ?
Il
règne dans la chambre une odeur que l’on croit être celle de la mort ;
mais ce n’est que celle du chagrin – ou d’un soulagement coupable. Autrefois,
ma mère et moi faisions de concert des gâteaux aux pépites de chocolat. C’était
à celui dont le dessert serait le plus gonflé à la sortie du four. Je reverrais volontiers
ces mains qui remuaient la cuiller en bois, mais je n’ose soulever le drap. La
couleur de la mentonnière pourrait bien, tout compte fait, évoquer celle d’un
caramel en cours de cuisson. J’ignore s’il est un ange de la mort, mais il est
repoussé à grandes vapeurs de sucre. J’ai veillé toute la nuit et j’ai faim.