Ce blog fait suite, après deux ans de silence, à Lal Behi > Lalbehyrinthes qui peut être consulté en manière d’archives. Seul subsiste ici un lien direct vers la série « Savinienne ». Les textes qui composeront ce blog sont un hommage aux fils qui nous contraignent ou nous relient de la plus délicate des façons. Sources d’inspiration et d’émotions contradictoires, s’il est un œuvre alchimique, c’est bien de les dénouer tout en conservant leur substantifique moelle.



vendredi 2 décembre 2016

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VENT DES CIEUX
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VENT DES YEUX
PLUIE-PUPILLES

mardi 22 novembre 2016

Déictique /n. v. 2/

            La chambre est vaste, trop d’ailleurs ; le lit y est perdu, elle est perdue dans le lit. Jusqu’où poursuivre cette mise en abyme ? On ne pourrait accuser le personnel d’imprécision, le drap est tiré au cordeau. Seules en dépassent la tête et la ligne supérieure des épaules. Du visage on ne voit presque rien, tourné qu’il est, enfoui qu’il est.
            Février est frais, c’est un mois idéal pour mourir. La corruption se plie à la température, capricieux enzymes. Février serait-il effectivement le mois idéal ?
            Mon père passe ses journées assis à ses côtés. Il la regarde, ce qui dépasse du drap pour le moins. Dans la matinée, on le voit qui tourne autour du lit, qui effleure ses cheveux, qui retend inutilement la couverture. La lisse du plat de la main ou du regard. Dans l’après-midi, on le voit qui tourne autour du lit, qui s’assied des heures durant. Et l’on voudrait savoir que lire dans ses yeux.
            Il y a entre lui et elle un espace infranchissable, moins d’un mètre, sauf par sa main parfois. Et encore touche-t-il le drap, les cheveux, au mieux son épaule à travers le tissu de sa chemise de nuit. La peau ? Il la regarde en silence – ce silence, je le lis aussi en lui, plutôt que le souvenir. Quant à moi, je cours avec le vent, l’absence de mouvement serait intolérable, toujours d’une longueur d’avance sur la souffrance. Je culpabilise de ne savoir qu’en faire des mots ; la chute sera-t-elle plus dure ?
            Février s’achève, son monde touche à sa fin. Le ciel dépose son absence de clarté, aplatit contours et valeurs ; murs pâles, draps pâles, carnation.
            Dans la soirée, on le voit qui tourne autour du lit, lui adresse une intention de baiser, un de plus, un de moins. J’essaie de la voir par ses yeux : son âge, son rire, ses mains. Son âge, le compte en est perdu ; son rire, l’écho oublié ; ses mains jamais ne franchissent le seuil du drap. Comment en conserver une autre image ?
            Des derniers temps qu’elle mangeait encore, elle daignait accepter quelques cuillers d’huile de noix de coco, douce et calorique (où plaisir et nécessité s’associent). Par prévoyance, ma sœur en a acheté plusieurs pots, en cas de besoin (« sachant qu’une mourante consomme environ 400 ml d’huile de noix de coco par semaine, de combien de temps peut-on prolonger sa vie en dévalisant le magasin ? » – ma sœur a toujours eu l’esprit mathématique). Les besoins n’ont pas couvert le nombre de pots, loin de là. L’un d’eux, pas encore entamé, a trouvé refuge dans le placard de ma cuisine. Je ne suis même pas sûr d’aimer l’huile de noix de coco, sauf par transfert alimentaire d’amour.
            Dans la chambre, tout est pesant, immobile jusqu’à la paralysie. J’ai osé soulever le drap pour serrer sa main – imposture ! qu’as-tu fait de la main de ma mère ? J’ai osé soulever le drap pour y serrer une main. En réponse, un borborygme. Ou n’était-ce qu’un soupir d’avoir dérangé sa quiétude ? Ou même rien.

lundi 14 novembre 2016

V4

            Évidemment, il fallut d’abord négocier. Luc n’avait pas de préférence quant au choix du restaurant, mais Alice était végétarienne. Celle-ci me rappela même, avec quelque perfidie, que j’avais été malade la dernière fois, après la pizza aux fruits de mer. Selon elle, il fallait y voir la vengeance posthume des coques, moules et autres crevettes qui composaient la garniture. En fin de compte, les éléments vinrent à mon secours, la pluie tomba en trombe et nous nous réfugiâmes dans le premier restaurant venu, un chinois.
            Alice commanda une salade de soja, du riz blanc et des légumes au basilic. Luc opta pour du porc au curry. Quant à moi, je jetai mon dévolu sur le canard à l’orange, mon plat favori. Et tant pis si je devais subir l’opprobre d’Alice.
            Il faisait chaud dans le restaurant, nous avions pris un apéritif ; Luc raconta une blague, le rire nous montait à la tête. La serveuse apporta les plats. Alice regarda le mien avec réprobation, je le fixai avec envie. Autour de la viande finement tranchée, quelques demi-cercles d’orange, d’une brillance fascinante, hémisphères de soleils couchants.
            Je relevai les yeux ; il me fallut un moment avant de m’apercevoir que le visage d’Alice avait pris la même teinte melonnée. Celui de Luc également. En fait, tout le restaurant baignait dans cette lumière orangée – le riz blanc paraissait safrané, les chips de crevettes à l’avenant. Il pleuvait toujours dehors et le soleil ne pouvait être responsable de cet état de fait. Luc et Alice ne semblaient pas avoir remarqué quoi que ce fût. Comme les sons me parvenaient assourdis, j’accusai l’alcool de l’apéritif et mon estomac à jeun de produire ces illusions et attaquai mon dîner.
            Je croquai ma première bouchée et Alice poussa un cri tonitruant. Je tournai mon regard vers elle, son visage n’était plus le sien mais celui d’un canard gigantesque (ou d’une cane, je n’en étais pas certain vu sa dyschromie) qui me fixait de ses yeux circulaires. Du coin de son bec, peut-on parler de commissure ?, s’écoulait un liquide orangé. Je cru d’abord à une plaisanterie d’Alice – d’autant plus que Luc me regardait d’une étrange façon – puis, effet ou non de l’alcool, à la possible vengeance du volatile qui remplissait mon assiette.
            Par réflexe, je mastiquai à nouveau ma bouchée, l’Alice-canard s’écroula dans son assiette de soja ; de son crâne sourdait une flaque visqueuse, d’un orange de plus en plus foncé. Inexplicablement, je ne pus faire un mouvement vers elle. Et Luc, au lieu de voler à son secours, me secouait par les épaules en hurlant des mots que je ne comprenais pas. Sans doute me traitait-il d’assassin – moi-même, je ne pouvais m’empêcher de faire le lien entre mon canard laqué et l’étrange comportement d’Alice. La sclérotique des yeux de Luc avait, comme le reste, une teinte d’oriflamme et, tandis qu’il parlait, je ne pouvais détacher mes yeux de ses dents du même coloris.
            La monochromatopsie cérébrale touche les régions inférotemporales du cortex visuel, notamment l’aire V4, provoquant parfois des hallucinations par effet de proximité. Elle est un signe – rarissime et méconnu – précurseur d’A. V. C. foudroyant.
            Dommage.

mardi 1 novembre 2016

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CE PARFUM
D’ENFANCE

PARFUMHALEINERELENT(DÉS)INFECTION

samedi 22 octobre 2016

Mentonnière /n. v. 1/



            Elle n’avait semblé aussi sereine depuis longtemps, n’était la mentonnière qui maintenait de force sa bouche close – ou tentait de le faire. Il subsistait un léger espace interlabial, béance que les employés de la morgue rectifieraient d’un trait de colle. De cet écart, on ne voyait que l’intérieur des lèvres, sec et noirci.
            L’esprit se fixe sur des objets transitionnels tant qu’il peut éviter la douleur. Le mien a suivi ce même chemin : la mentonnière est devenue son champ d’investigation. Sa couleur, translucide, teintée de bistre, sans doute d’une nuance qui voulait se fondre avec celle de la carnation, m’évoquait le ton brunâtre de la voûte palatine des dentiers d’antan. Quelque chose de médical, quelque chose s’immisçant dans la bouche, dans l’ébauche de l’intimité, lieu d’entrée et de sortie, de sons, de rires, d’aliments, de baisers. Mais de mots, point ; depuis des années.
            Certaines mentonnières sont biodégradables ; voilà le genre de détails que l’on apprend incidemment à l’approche de la mort. Et lorsque celle-ci survient, cette biodégradabilité est matière à réflexion. Pourquoi fabriquer une telle mentonnière? Qui aurait l’idée saugrenue d’aller vérifier si, le corps corrompu, l’objet litigieux est toujours présent ? Je suppose qu’on ne pourrait obtenir de certificat d’exhumation à ce titre. Toujours est-il que ce merveilleux appareillage de maintien, pur de ligne et simple d’utilisation, accompagne mes pensées qui s’élancent, font le tour de la chambre, regardent le visage de mon père qui ne montre guère d’expressions – mais en a-t-il déjà montré ?
            Le corps gît sur le dos, dans la position la plus naturelle qu’on a pu lui imposer. Seul le genou gauche pointe sous le drap en signe de défi. Ce genou, c’est le détail sur lequel mon père achoppe. Un genou, une mentonnière. Il s’énerve un peu, sans lever le ton, comme si la mort couvrait tout bruit ou si l’on craignait de réveiller le défunt. Pourquoi le personnel n’a-t-il pas remis ce genou à sa place ? Il tourne autour du lit avec hésitation, appuie sur le genou, doucement, puis avec force, mais l’articulation s’entête à le narguer. À mon sens, c’est déjà un miracle que le corps ait cette presque rectilignité, alors que depuis une année il n’a pas quitté la position fœtale, fossilisé de souffrance et d’oubli. Il faudrait inventer une mentonnière des membres inférieurs.
            Je n’ai pas parlé à ma mère depuis longtemps. Fils indigne. D’abord, elle me répondait de mots inadéquats, puis rares. Elle m’a accueilli d’un borborygme que mon père traduisait à son idée – ces insupportables grognements. Un jour, je n’ai plus été dans ses yeux, je n’y ai vu nulle part mon reflet, même celui censé perdurer jusqu’à la fin.
            Sur l’oreiller immaculé, son visage est d’une telle maigreur que je ne peux le reconnaître. Ses joues creuses dessinent la forme de la mâchoire, le délinéament de la mandibule. La chair est figée mais pas tendue – la seule tension est celle du plastique de la mentonnière. Mentonnière à la présence palliative sans laquelle il faudrait m’abandonner au chagrin. À condition que je sache où le trouver, enfoui, enfoui.
            Mon père se demande comment ce genou récalcitrant entrera dans le cercueil. C’est compter sans le savoir-faire des pompes funèbres, savoir-faire que l’on devine mais dont on ne veut rien savoir. À quoi peut-on employer du coton méché ou un couvre-œil avec aspérités ? D’ailleurs, conserveront-ils ou non cette même mentonnière ? Dans le second cas, sera-t-elle biodégradable ? Ne resterait-il de ma mère que des os et du plastique ?
            Il règne dans la chambre une odeur que l’on croit être celle de la mort ; mais ce n’est que celle du chagrin – ou d’un soulagement coupable. Autrefois, ma mère et moi faisions de concert des gâteaux aux pépites de chocolat. C’était à celui dont le dessert serait le plus gonflé à la sortie du four. Je reverrais volontiers ces mains qui remuaient la cuiller en bois, mais je n’ose soulever le drap. La couleur de la mentonnière pourrait bien, tout compte fait, évoquer celle d’un caramel en cours de cuisson. J’ignore s’il est un ange de la mort, mais il est repoussé à grandes vapeurs de sucre. J’ai veillé toute la nuit et j’ai faim.