La première fois, c’est en tirant la tresse de sa
sœur qu’elle voit le podium. Et sa sœur, contre toute attente, gagne la course
de fond. Claire, elle, se préoccupe surtout de la petite touffe de poil, pas
plus grosse qu’une pièce d’un centime, qui pousse sur son flanc. Puis, d’une
caresse sur le dos du chat, elle entrevoit le pare-chocs. Le lendemain,
l’animal passe à trépas, renversé. Et d’autres poils, roux, sous l’avant-bras.
Roux comme ceux du chat.
Ensuite,
à chaque contact pileux, une vision, proche ou lointaine, erratique, mais
immanquablement juste. On pourrait gloser sur le pourquoi, s’interroger sur la
déviation du processus de kératogénèse de l’épiderme qui aurait gardé un lien
osmotique entre peau et poil, s’exemptant de la phase de différenciation,
peut-être à un niveau vibratoire. C’est sans doute ce que feraient les
scientifiques dans leur besoin de classifier et de comprendre. C’est
certainement ce qu’ils feront plus tard, précipitant Claire dans l’égarement.
Quant
à elle, l’avenir est au bout du toucher, toute pilosité livre le destin de son
propriétaire. Malheureuse contrepartie, à chaque fois une nouvelle touffe de
poils pousse sur son corps, en tous lieux, des poils identiques à ceux qu’elle
a touchés, même texture, même coloris. Au début, elle les cache sous ses
vêtements, mais ils grandissent tant qu’ils forment des volumes saugrenus
qu’elle parvient de moins en moins à justifier. Pourtant, peu à peu, malgré son
étrangeté, on se bouscule à sa porte pour un oracle. Et sa peau se couvre d’une
toison encore éparse mais composite, multicolore.
Un
jour qu’elle prédit une faillite à un financier, celui-ci a le temps de
revendre ses actions et de réinvestir ailleurs, récoltant ainsi des millions.
Ainsi, le don de Claire ne se contente plus de dire le futur, il est la graine
de sa modification. Hélas, que n’a-t-elle pu lire l’avenir dans ses propres
cheveux ! Sa renommée grandit, tant de personnes changent par son intercession
leur vie que l’étau se resserre. Sous prétexte d’études et de sécurité, elle
est séquestrée par le gouvernement : on lui fait palper cheveux et poils
et ses visions permettent la collusion politique, la manipulation des opinions,
les succès électoraux immérités et, bien entendu, d’amasser des fortunes. C’est
le triomphe de la malversation pilaire.
Arrive
le jour où l’épiderme de Claire est entièrement recouvert d’un patchwork de
cheveux, longue toison qu’elle peigne chaque matin avec application ; elle
a toujours été très soignée. Ne trouvant plus de zone vierge de contact, ses
geôliers tentent de la raser, de l’épiler même, ce qu’elle trouve fort
douloureux. Mais les poils repoussent avec obstination, et toute divination est
désormais interdite. Elle devient une prisonnière inutile, mais encombrante. On
ne peut décemment la relâcher, son apparence trahirait l’ignominie gouvernementale.
Elle est donc maintenue en captivité, sans contact avec qui que ce soit, la
science même finit par s’en désintéresser faute de résultats quantifiables.
Peut-être
est-ce dû à sa réclusion, qui sait aux expériences dont elle a été l’objet ou,
pire, à la réification de sa nature, Claire perd progressivement la parole et,
certains le pensent, la raison. Même si l’on ouvre la porte de sa cellule, elle
ne s’en échappe pas. Le temps s’étire ; elle n’a plus qu’un unique
compagnon, son peigne, avec lequel elle coiffe inlassablement sa fourrure
fantasque, d’un geste lent et répétitif.